« J’ai reçu le message. A mon tour, j’essaie de participer à sa transmission » - Interview avec Gaëlle Nohant

Le nouveau roman de l’auteure française Gaëlle Nohant, « Le bureau d’éclaircissement des destins », s’inspire du travail des Arolsen Archives, notamment de la campagne #StolenMemory. Le roman a été acclamé en France où il a reçu le « Grand Prix RTL-Lire » de littérature. Le livre paraîtra en version allemande à l’automne 2024.

Madame Nohant, de quoi parle votre nouveau roman ?

Mon roman raconte les enquêtes d’Irène, archiviste française employée à l’International Tracing Service, pour restituer à la fin de l’année 2016 trois objets aux descendants de leurs propriétaires déportés. Les enquêtes vont permettre d’éclairer le destin de nombreux personnages, passés ou présents, y compris celui de l’enquêtrice elle-même. Et en parallèle, permettre aux lecteurs de découvrir un peu l’histoire de l’International Tracing Service, depuis sa création à l’ouverture de ses archives au public et aux chercheurs.

 

Comment avez-vous découvert les Arolsen Archives et le projet #Stolen Memory ?

A l’hiver 2020, une amie (qui avait retrouvé des traces de ses proches via les Arolsen Archives) m’a envoyé un lien vers les documents numérisés de Robert Desnos, traces émouvantes de sa déportation dans plusieurs camps de concentration. J’avais écrit un roman biographique sur Desnos et travaillé des années sur lui, et je ne connaissais pas ces documents, ni ce centre d’archives. Ma curiosité éveillée, j’ai cherché tout ce que je pouvais trouver sur les Arolsen Archives et leur histoire. En chemin, je suis tombée sur plusieurs articles évoquant la restitution d’objets sans valeur marchande retrouvés dans certains camps de concentration, et le travail en particulier de Mme Letierce-Liebig. J’ai tout de suite su que j’avais envie d’écrire un roman à partir de cette mission de restitution. C’était une évidence.

 

Qu’est-ce qui vous a fasciné dans la restitution d’effets personnels de personnes assassinées à leurs familles ?

D’abord, j’ai été frappée par le pouvoir symbolique de ces objets, qui bien sûr apportent avec eux une histoire douloureuse, mais aussi et surtout un pan de la vie de la personne déportée, qui ne se résume pas à son chemin de persécution. Symboliquement, cette personne reprend tout à coup sa place dans la famille et dans la vie des vivants. Et ça, c’est très beau. Elle permet aux descendants de se relier plus précisément à leur histoire. Et puis je trouve qu’à notre époque où tout est souvent ramené à une valeur marchande, entreprendre des enquêtes aussi longues, difficiles et minutieuses pour restituer un objet sans valeur marchande, un objet que sa modestie rend d’autant plus poignant, est admirable et important.

 

Avez-vous déjà assisté à une remise d’effets personnels ? Si oui, comment avez-vous vécu ce moment ?

J’ai assisté à plusieurs restitutions d’effets personnels, et je les ai trouvées très émouvantes. Ce qui m’a particulièrement touchée, c’est de voir que ces cérémonies étaient chargées d’émotion, bien sûr, mais qu’elles n’étaient pas tristes. Qu’il y avait quelque chose de paisible dans ces moments où les familles venaient avec les enfants, toutes générations confondues. J’aime que la solennité du moment n’empêche pas une forme de spontanéité des descendants, la circulation de la parole, de la joie ou des larmes. Je me dis que la restitution les aide peut-être à pacifier un peu cette histoire, souvent douloureuse et lestée de questions sans réponse et de silences.

 

Les nazis ont confisqué ces bijoux à Hélène Swaczyk lors de son incarcération dans un camp de concentration. Aujourd'hui, ces effets personnels sont à nouveau en possession de la famille. (Photo : Arolsen Archives)
Famille Swaczyk avec leur fille Irene le 23 janvier 2023, lors de la cérémonie de remise des effets au ministère français des Affaires étrangères, à laquelle Gaëlle Nohant a également participé. (Photo : Arolsen Archives)

Restitution d’effets personnels en France

Hélène Swaczyk a été déportée par l’occupant allemand dans un camp de concentration où elle a dû effectuer des travaux forcés. Elle a survécu et est rentrée en France après la Libération. Grâce aux bénévoles, ses effets personnels sont désormais rentrés eux aussi.

 

Pourquoi pensez-vous qu’il est important que les familles récupèrent ces objets ?

Je pense que c’est important de renouer ce lien avec les disparus, ou avec ceux qui sont revenus des camps et n’ont parfois presque rien dit de ce moment terrible de leur vie. A mesure que les générations passent et qu’on s’éloigne de ce trou noir de la déportation, il est peut-être plus facile de se relier à son histoire familiale. La restitution raccommode quelque chose d’une histoire dévastée, en cela elle peut aider à la pacifier un peu. Et puis c’est une manière de rendre hommage à des gens qui parfois ne sont pas revenus de la guerre, qu’on n’a pas pu enterrer. L’objet symbolise le corps qui manque, il permet de redonner une place au disparu parmi les vivants. Je me souviens de cet homme qui a découvert grâce à la restitution qu’il ressemblait énormément à son grand-oncle. C’est aussi ça, se relier. Pouvoir réaliser qu’on ressemble à quelqu’un dont on ne savait finalement pas grand chose. Qui était un nom, un visage sur une photo, et qui s’incarne tout à coup.

 

Dans votre famille, y a-t-il des personnes qui ont été touchées par l’Holocauste ? Votre livre contient-il des références autobiographiques à ce sujet ?

Dans ma famille, personne n’a été déporté. Mais la déportation et la Shoah ont marqué ma grand-mère pour la vie. Elle était adolescente pendant la guerre. Ce traumatisme, elle l’a transmis à ses filles et à ses petits enfants. Très tôt dans mon enfance, elle m’a parlé de la guerre, des mesures de discrimination qui avaient précédé les déportations et la mort dans les camps. Cette histoire l’a changée à jamais, elle a fait d’elle quelqu’un de fort et de solidaire. Je l’ai toujours vue se battre contre toutes les injustices, toutes les discriminations. En écrivant ce roman, j’ai pensé tout le temps à elle. A travers l’amour de certains personnages pour leurs petits-enfants, celui des petits enfants pour leurs grands-parents, c’est aussi ma grand-mère que je voyais. Ce roman est une manière de lui dire, à elle et aux Résistants que j’ai rencontrés dans ma vie, et qui ne sont plus là : « J’ai reçu le message. A mon tour, j’essaie de participer à sa transmission ». Comme Lucie Aubrac, que j’aimais beaucoup et qui disait que le verbe résister se conjugue toujours au présent.

 

L’écriture du livre vous a-t-elle également donné l’envie de faire des recherches pour retrouver des familles d’anciens détenus des camps de concentration ?

En découvrant le travail de la Mission de recherche et d’éclaircissement des destins, je me suis dit que j’adorerais faire ce travail. Ces enquêtes pour retrouver des descendants sont hasardeuses, parfois longues et périlleuses, mais passionnantes et j’ai beaucoup aimé accompagner Georges Sougné, enquêteur bénévole pour #StolenMemory, à la recherche de descendants. Alors pourquoi pas ?

 

Vous avez assisté à l’inauguration de l’exposition itinérante #StolenMemory à Paris, qui fera le tour de la France jusqu’à fin 2024. Que pensez-vous du fait que l’exposition soit désormais présentée en France ? Prévoyez-vous des lectures sur les différents sites ?

Je trouve important que l’exposition soit présentée en France, et j’espère qu’il y aura beaucoup de villes et d’étapes. Il me semble qu’on peut encore faire connaître le projet Stolen Memory à plus de gens. Je n’ai pas encore de lectures prévues, mais je suis partante et disponible, donc ce sera avec joie si on arrive à l’organiser.

 

Avez-vous effectué vous-même des recherches dans les Arolsen Archives ? Si oui, pendant combien de temps ?

J’ai commencé à travailler sur mon roman à l’hiver 2020, et à ce moment-là le centre d’archives était confiné, et moi aussi.  Mais heureusement, grâce à la numérisation je pouvais accéder à la majorité des archives de chez moi et j’ai passé un temps infini à m’y promener au hasard et à traduire des archives de l’allemand ou de l’anglais, à grossir des documents pour étudier les détails, les abréviations, les tampons… et j’ai aussi passé beaucoup de temps à étudier les documents internes à l’ITS, les correspondances entre les requérants et les enquêteurs, ou entre les archivistes de l’ITS et d’autres services d’archives… C’était très fort, comme de toucher l’Histoire du doigt et qu’elle prenne vie sous mes yeux.

 

Quelles ont été vos expériences ? Quelles ont été vos impressions ?

Je me souviens du jour où j’ai trouvé le rapport d’un commandant SS annonçant à sa hiérarchie que tel village russe était « Judenrein », c’est à dire que toute la population juive avait été assassinée ou déportée. La froideur du rapport m’a glacée. Même quand on a lu beaucoup de témoignages et de livres d’historiens sur le sujet, l’archive est saisissante. C’est un bout de réel qui vous atteint en plein cœur.

Parfois, j’ai entré le nom que j’avais imaginé pour tel ou tel personnage fictif et j’ai découvert un homonyme dans le fichier des archives. Ainsi, il y a un Lazar Engelmann dans le fichier, qui a pratiquement le même âge et le même chemin de persécution que mon personnage. Sur sa fiche de Buchenwald, il y avait même une photo, qui est devenue pour moi le portrait de mon personnage.

En cherchant au hasard, j’ai parcouru toutes sortes de documents et j’ai pu m’en inspirer pour en imaginer d’autres fictifs : comme les questionnaires DP, qui ont un rôle important dans mon roman, ou les feuilles de maladie des déportés, les fiches d’admission dans les camps de concentration, les listes de transferts d’un camp à l’autre… Parfois j’ai même utilisé de vraies archives, à peine transposées, dans mon roman. Par exemple cette lettre d’une mère polonaise qui écrit au commandant du camp de Buchenwald pour lui demander de libérer son jeune fils. Mais aussi les listes de déportées envoyées au « camp de repos de Mittwerda », qui était un nom de code nazi pour l’extermination. Ou encore la lettre de Hugh Elbot, ancien directeur par interim de l’ITS, qui écrit en 1952 à sa hiérarchie américaine pour leur demander de ne pas confier les archives aux Allemands, car ce serait dangereux. Dans la lettre, il explique qu’il a découvert 45 leaders de la SS et de la Gestapo parmi le personnel des archives, et que l’un d’entre eux a tenté d’y mettre le feu !  Je trouvais ça à la fois très intéressant et romanesque dont j’ai intégré cette archive à l’histoire d’Eva, un de mes personnages, qui dans le livre fait partie des enquêtrices des débuts de l’ITS.

 

La protagoniste, Irène, ou d’autres personnages de votre roman sont-ils basés sur des personnes réelles ? Ou, pour le dire autrement : Dans quelle mesure le roman est-il fictif ?

Je tenais à écrire un roman, pour avoir à ma disposition les puissants moyens d’évocation de la fiction, mais je voulais dans le même temps qu’on ne puisse apprendre que des choses vraies dans ce roman. Aussi ai-je appuyé à chaque instant mes trames fictives et mes personnages sur la réalité historique. J’ai lu deux cent livres d’historiens et récits de témoins, visionné des dizaines et des dizaines de documentaires et parcouru quantité d’articles et d’archives pour nourrir les personnages et les destins de ce livre. Je peux dire que si chaque personnage du roman est fictif, ce qu’il vit dans le roman a forcément été vécu par des vraies personnes pendant cette guerre et leur ressenti, leur histoire sont nourris et inspirés par ceux des témoins. Au-delà d’un souci de précision historique, je voulais aborder tous ces destins avec le plus grand respect et la plus grande délicatesse possible. Derrière chaque personnage, il y a tous ces gens qui ont vécu des choses semblables, auxquelles je pensais en écrivant le livre, comme si j’étais entourée de fantômes.  J’ai fait en sorte par exemple que chaque enfant ait une place à part entière, quelle que soit la durée de sa vie, et son prénom en tête d’un chapitre.

Irène est un personnage fictif, mais elle a été nourrie par mes conversations avec Nathalie Letierce-Liebig, par son engagement envers les victimes et leurs descendants, sa sensibilité, sa grande délicatesse et sa pudeur. Il y a aussi un peu de moi dans Irène, parce que j’ai dû mener ses enquêtes avec elle tout en les inventant. Et aussi parce que pour Irène (comme pour Nathalie Letierce-Liebig, et sans doute pour beaucoup de gens qui travaillent au service des victimes du nazisme), son travail est bien plus qu’un travail, un engagement vital, et elle n’arrive pas à couper avec ses enquêtes à la fin de sa journée. Parfois ça l’empêche de dormir, ou d’être pleinement présente au reste de sa vie, ce qui agace son fils étudiant, qui aimerait qu’elle soit plus disponible. En ce qui me concerne, ce roman a accaparé et dévoré trois ans de ma vie, pratiquement jour et nuit, et j’avais conscience que c’était le prix à payer pour être à la hauteur de ce beau sujet. Mais ma fille n’était pas toujours de cet avis !

 

Gaëlle Nohant, Nathalie Letierce-Liebig et George Sougné, un bénévole de #StolenMemory, en visite aux Arolsen Archives (Photo: Arolsen Archives)

 

 « Le bureau d’éclaircissement des destins » est paru en France en janvier 2023. Quelles ont été les réactions au livre ?

Les réactions au livre ont été formidables, notamment du côté des lecteurs et des journalistes, qui la plupart ignoraient tout des Arolsen Archives, de leur histoire et de leurs missions. Mais celles qui m’ont le plus touchée était celle de Nathalie Letierce-Liebig, qui s’est retrouvée dans le personnage d’Irène et a lu le livre comme un hommage à leur travail, et celles des descendants de victimes, qui viennent me rencontrer dans les librairies et les salons du livre ou qui m’écrivent. J’espérais qu’ils se sentiraient respectés par ce roman. Que ce soit le cas me soulage et me rassure. A leur tour, ils viennent partager leur histoire avec moi, et ces échanges sont un cadeau extraordinaire. Certains d’entre eux me disent qu’ils ont contacté les Arolsen Archives après avoir lu le roman, et parfois retrouvé des traces de leurs proches.

Je suis aussi très émue par les échanges avec de jeunes lecteurs, qui ont lu le roman et en ont été bouleversés. C’est à leur intention particulière que je l’ai écrit. Qu’ils se sentent concernés par le livre est une grande joie et un espoir.

Merci beaucoup pour cette interview !

 

Gaëlle Nohant, née en 1973 à Paris, est une auteure française. Elle a déjà publié quatre romans. La traduction allemande du roman portera le titre « Das Büro zur Klärung von Schicksalen » et paraîtra en automne chez Piper-Verlag. (Photo: Arolsen Archives)

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